Accès
Accès en voiture
Prendre l'autoroute A9 jusqu'à la sortie Villeneuve, puis suivre les panneaux indiquant la France jusqu'au village frontalier de St-Gingolph. À l'entrée, tourner à gauche vers Frenay, gagner le village, puis poursuivre jusqu'à Clarive. Après avoir traversé le hameau, continuer encore quelques centaines de mètres jusqu'au petit chalet du Grand Pré, où quelques places de stationnement bordent la route.
Accès en transports publics
Le hameau de Clarive n'est pas desservi par les transports publics.
Quand la curiosité mène à l'aventure
C'est lors d'une randonnée dans la magnifique région du Grammont que j'ai remarqué sur la carte topographique le nom énigmatique du "Tombeau des Allemands", ce qui a aussitôt attisé ma curiosité. Mes recherches m'ont appris que plusieurs randonneurs y avaient tragiquement péri autrefois, mais qu'un itinéraire, vrai précurseur des via ferrata modernes, y avait été aménagé pour les montagnards aguerris et non sujets au vertige, ce qui explique sans doute pourquoi ce parcours semble si peu fréquenté. Je n'ai pu dénicher que seulement trois récits sur hikr.org datant de juin 2012 (dont deux en allemand), rédigés par trois amis ayant accompli l'ascension ensemble, et quatre autres sur camptocamp.org. Malgré le faible nombre d'informations disponibles, l'idée de tenter cette aventure est restée longtemps tapie dans un coin de ma tête, jusqu'à ce que l'occasion idéale se présente enfin.
Comment rejoindre le mystérieux Tombeau des Allemands
J'avais identifié trois possibilités pour rejoindre le bas de la cascade du Tombeau des Allemands depuis le Grand Pré (P. 892). La première consistait à suivre la route carrossable, qui serpente en larges lacets dans la forêt de La Joux / La Jorette, jusqu'à un virage en épingle à cheveux vers 1025 mètres d'altitude, avant de s'engouffrer dans la végétation dense, à l'instar des trois compagnons de 2012. Bien que mon niveau d'allemand soit assez basique, j'ai pu comprendre qu'ils avaient rencontré d'importantes difficultés en tentant de se frayer un chemin dans le sous-bois.
En consultant d'anciennes cartes topographiques, j'ai découvert l'existence d'un sentier qui traversait d'abord le Grand Pré, puis Le Fayet – une forêt composée essentiellement d'hêtres, si l'on en croit l'étymologie du nom (ce toponyme provient de "faye, faget, fayet", des anciens noms du hêtre) – pour aboutir à proximité du lit du torrent, vers 1020 mètres d'altitude. Cependant, ce tracé ayant disparu des cartes depuis les années 1970, les chances qu'il soit encore praticable et qu'il ait échappé à l'envahissement par la végétation me semblaient plutôt minces.
Quant à la troisième option, elle consistait à remonter le lit du torrent, baptisé "Ravine de la Clarive" sur les cartes Siegfried. Même si une ravine est par définition un passage encaissé, cette approche m'a paru la moins pénible des trois.
Dans l'antre de la Ravine de la Clarive
Depuis le Grand Pré (P. 892), j'ai emprunté le sentier pédestre en direction de La Frête (ou Frîta sur les nouvelles cartes), qui longeait la route forestière. Environ trois cents mètres plus loin, celle-ci franchissait la ravine. Les semaines précédentes avaient été particulièrement sèches, laissant le lit du torrent totalement à sec. Du sentier, j'ai aperçu des troncs charriés par les crues antérieures, désormais enchevêtrés en travers du passage. Je les ai contemplés avec un certain découragement, en me disant que si cet itinéraire était censé être le moins pénible, je n'osais même pas imaginer ce que pouvaient bien réserver les autres options…
L'ascension du ravin alternait entre des passages agréables et des zones plus chaotiques, parsemées de troncs emprisonnés entre les blocs, stigmates éloquents de la fureur des eaux lors des orages. À deux reprises, j'ai été contraint de contourner d'imposants obstacles en me frayant un passage dans la broussaille touffue et hostile des berges.
Au-delà de 1000 mètres d'altitude, le lit du torrent s'est peu à peu élargi, ce qui offrait davantage de possibilités pour éviter les entraves. Mais, évidemment, il y avait un revers à la médaille: de l'eau coulait désormais en surface. Son débit restait faible, mais avancer devenait plus délicat, car les semelles glissaient parfois dangereusement sur la mousse et les rochers rendus traîtres par l'humidité.
Malgré ma progression discrète et silencieuse, mon passage a manifestement éveillé l'attention de la faune locale. J'ai ainsi entendu plusieurs craquements suspects dans les sous-bois. S'agissait-il de chamois? Ou bien du mythique Tatzelwurm? Un froissement violent suivi d'une chute de pierres, heureusement retombées bien loin de moi, m'a fait sursauter. Je n'ai pas aperçu la moindre silhouette, mais cette agitation m'a rendu encore plus vigilant: je voulais éviter à tout prix de recevoir un projectile sur le crâne!
Vers 1100 mètres, la cascade du Tombeau des Allemands s'est enfin dévoilée. Elle semblait si proche, et pourtant, il m'a fallu plus de temps que prévu pour parvenir à sa base, tant le terrain était chaotique et l'eau exigeait de l'ingéniosité pour progresser en toute sécurité dans le lit du torrent.
L'ascension à travers la Ravine de la Clarive s'est globalement située autour de la cotation T3. Dans la partie supérieure, pour éviter l'eau, j'ai franchi quelques petits ressauts rocheux avec des pas d'escalade faciles de niveau I, ce qui a relevé ponctuellement la difficulté à T4.
À la recherche du passage sécurisé
Depuis la base de la cascade, l'étape suivante consistait à atteindre le départ du parcours sécurisé. Avant cela, je me suis attardé quelques instants à admirer le sillon spectaculaire que l'eau avait sculpté dans la roche: un véritable toboggan naturel qui captait irrésistiblement le regard.
La paroi rocheuse se dressait, abrupte, et il semblait presque inconcevable qu'un itinéraire de randonnée puisse se faufiler dans un décor aussi austère. D'après les indications, le départ se nichait au pied des premiers conifères qui avaient élu domicile sur la falaise située à gauche de la cascade. L'accès le plus direct aurait été de longer la base de la paroi, mais le pierrier pentu et instable ainsi que la végétation dense qui entravait la montée m'en ont dissuadé.
J'ai donc préféré contourner ces obstacles: depuis le pied de la cascade, j'ai progressé à travers une pente mêlant herbe et rochers, en direction de l'est-nord-est, jusqu'à la lisière de la forêt. J'ai ensuite remonté celle-ci en scrutant régulièrement la falaise, jusqu'à ce qu'un câble noir fixé à la paroi attire enfin mon attention.
J'ai dès lors suivi une sente à peine marquée qui traversait horizontalement des éboulis qui se sont révélés bien plus instables que je ne l'avais imaginé: chaque pas dans cette caillasse déclenchait une mini-avalanche de pierres, et il était pratiquement impossible de trouver un appui fiable. Je me suis finalement résolu à m'accrocher aux branches d'arbres pour assurer ma progression. Au final, la difficulté n'a pas été tant de localiser le départ du câble que d'y parvenir sans trop de peine, mais ce n'était là qu'un avant-goût des défis qui m'attendaient pour la suite…
Entre mythe et réalité: l'histoire du Tombeau des Allemands
Au départ du câble, une petite plaque commémorative révélait que le passage avait été aménagé par W. Carstensen entre 1947 et 1949 et qu'il était mis à disposition des touristes, sous leur entière responsabilité. Hélas, aucune explication n'était fournie sur la raison d'être de ce passage ni sur l'origine de son nom si singulier.
Une légende locale raconte qu'au cours de la Deuxième Guerre mondiale, trois soldats allemands stationnés du côté de Saint-Gingolph seraient partis en patrouille. Un brouillard épais aurait ensuite enveloppé la montagne, désorientant les soldats qui, ayant perdu leurs repères, se seraient égarés dans le massif jusqu'à se retrouver au sommet d'une falaise vertigineuse. Les trois hommes auraient alors chuté dans le vide, périssant tous au pied du précipice. Ce serait en souvenir de ce drame que le site aurait été baptisé "Tombeau des Allemands".
Cette histoire, bien que spectaculaire, s'effondre devant les faits: atteindre le sommet de ces falaises depuis Saint-Gingolph nécessite une longue marche, que ce soit en empruntant les pentes du Grammont ou en passant par le col de Lovenex. Il paraît donc peu crédible que des soldats, même désorientés, se soient aventurés aussi loin sans s'en apercevoir… Plus révélateur encore, il existe une carte postale portant l'inscription "Église de Novel et le Tombeau des Allemands" datant du début du XXe siècle, soit bien avant la Seconde Guerre mondiale.
Pour comprendre la véritable origine de ce nom, il m'a fallu me plonger dans de vieux documents. Le "Tombeau des Allemands" est mentionné à plusieurs reprises dans des bulletins du Club Alpin Suisse (CAS) au début du XXe siècle. On découvre alors qu'il ne s'agit nullement d'un monument, mais bien d'un secteur de montagne particulièrement dangereux. De nombreux randonneurs, en quête d'un raccourci pour rejoindre Novel ou Saint-Gingolph, se sont laissés piéger par le couloir du Pecheu. Trompés par une pente herbeuse en apparence facile, ils se retrouvaient soudain au sommet de falaises abruptes, invisibles jusqu'au dernier instant. Plusieurs ont tenté de franchir ce passage… parfois au prix de leur vie.
Ce sont justement ces accidents à répétition qui ont forgé la sinistre réputation du lieu. Au fil des décennies, de nombreux visiteurs, souvent des étrangers comme des Allemands ou des Suisses alémaniques, ont été victimes de la topographie trompeuse du secteur et ont payé un lourd tribut à ces montagnes impitoyables. Les récits de l'époque évoquent comment les habitants de Novel étaient régulièrement alertés par des cris de détresse venus de la montagne, signes qu'un nouveau drame était peut-être en train de se jouer sur les pentes dominant la Morge.
Face à la multiplication des accidents, la question de la sécurité sur ce passage a été l'objet de nombreux débats au sein du CAS. Les topos publiés mettaient régulièrement en garde contre l'illusion d'un chemin plus court. On y rappelait avec insistance que la paroi rocheuse offrait très peu de prises et qu'une simple glissade pouvait être fatale. Diverses propositions, plus ou moins ambitieuses, ont vu le jour: installer des poteaux avertisseurs sur les alpages, ériger des barrières, poser des câbles, voire aménager un sentier sécurisé. Cependant, la réalité du terrain (exposé aux avalanches, difficile d'accès, géologiquement instable) combinée à des moyens financiers limités, ont fait échouer ces projets.
Au final, l'origine du nom "Tombeau des Allemands" ne renvoie ni à un fait de guerre, ni à un événement isolé, mais bien à l'accumulation de drames humains, touchant principalement des randonneurs étrangers venus périr sur ce raccourci meurtrier.
Vertige et adrénaline: l'ascension du Tombeau des Allemands
Avant de m'attaquer à la traversée, j'ai pris le temps de vérifier la fiabilité de l'installation. Les points d'ancrage semblaient récents, en excellent état et manifestement solides. Le câble noir gainé d'environ 15 mm de diamètre, probablement d'origine électrique ou téléphonique, me paraissait également fiable. Je me suis suspendu de tout mon poids pour tester l'ensemble: aucun fléchissement, aucun danger apparent.
J'ai alors entamé l'ascension. Le premier tronçon s'élevait de gauche à droite: il s'agissait surtout de progresser péniblement sur du rocher partiellement couvert de terre et d'herbe. À ce stade, le câble n'était pas encore indispensable: malgré la pente raide, le passage restait relativement large et les prises naturelles abondaient. Grâce à quelques pas d'escalade facile en I-II, j'ai rapidement gagné un petit replat près d'un conifère.
L'ambiance a ensuite brusquement changé. Une vire herbeuse se poursuivait en faux-plat montant, où le câble est devenu mon plus précieux allié. Dans les broussailles, j'ai remarqué une échelle métallique, posée là comme un vestige, sans qu'aucune trace ne semble y mener; à l'évidence, elle repose là depuis des années et personne ne sait vraiment pourquoi. J'ai donc suivi sagement le câble noir jusqu'au pied d'une barre rocheuse.
La progression s'est poursuivie de droite à gauche, le long de la paroi. Une corde vieillissante, mais encore fonctionnelle, doublait le câble, accompagnée de quelques équerres métalliques fixées au rocher. Les ancrages étaient impeccables, mais les équerres bougeaient légèrement sur la paroi irrégulière. Leur utilité m'a paru des plus relatives: leur petite taille rendait difficile le positionnement du pied, et elles ne convenaient pas mieux pour les mains. La paroi elle-même n'offrait presque aucune prise correcte, et il m'a fallu gravir ces quelques mètres principalement en me tirant sur le câble et la corde. Sans cet équipement, je ne me serais jamais risqué dans cette section périlleuse. En atteignant une terrasse rocheuse, je me suis retourné et j'ai pris conscience de la forte exposition du passage.
La suite s'annonçait encore plus redoutable: il fallait traverser de gauche à droite, sur une courte section tout aussi exposée. Le câble noir était doublé par un autre en acier. En me tenant fermement, j'ai franchi un bloc rocheux en avançant latéralement, face à la paroi, littéralement suspendu aux câbles. Le passage était bref, à peine deux mètres, mais il a provoqué une belle montée d'adrénaline. Une terrasse relativement large, quoique toujours aérienne, offrait ensuite un répit bienvenu.
Le chemin a ensuite quitté la forêt qui, contre toute attente, parvenait à pousser sur cette falaise abrupte. Une superbe vue s'est alors ouverte sur Novel et la Pointe de l'Aritte. Le panorama était magnifique, mais l'endroit ne se prêtait guère à une paisible contemplation…
Quelques mètres plus loin, une échelle métallique solidement fixée à la paroi s'élevait droit vers le ciel. J'ai d'abord éprouvé un soulagement en découvrant du matériel sûr et solide, mais l'inconfort a vite pris le relais. Non seulement les montants étaient-ils très serrés, laissant juste assez de place pour mes deux chaussures côte à côte, mais les échelons étaient de surcroît démesurément espacés. À plusieurs reprises, j'ai raté mon appui faute d'avoir assez levé le genou. Ajoutons à cela l'énorme vide sur la droite: même sans être sujet au vertige, je n'étais franchement pas à l'aise. Pour ne rien arranger, une bosse rocheuse gênait sérieusement la sortie de l'échelle. Je m'y suis cogné l'épaule, et il est vite devenu évident que le seul moyen de m'extirper de là consistait à me déporter à droite, au-dessus du néant. Il fallait non seulement libérer de la place pour mon épaule gauche, mais aussi réussir à faire passer le sac à dos dans ce passage exigu. L'échelle ne comptait que dix échelons, mais gravir ces quatre mètres (probablement un peu plus), suspendu au-dessus du vide, a exigé tout mon sang-froid et une solide dose de concentration.
Au sommet de l'échelle, j'ai dû effectuer un mouvement acrobatique pour attraper le câble sur la gauche et me hisser sur une étroite plateforme herbeuse. L'endroit était bien trop exposé à mon goût pour m'y arrêter et prendre des photos. J'ai donc enchaîné immédiatement avec quelques pas d'escalade facile en II sur un rocher toujours exposé. Là encore, le câble s'est avéré quasiment indispensable.
Après quelques mètres supplémentaires, j'ai atteint la fin du câble. J'ai poursuivi dans la forêt, sur une pente raide, mi-herbeuse, mi-rocheuse, jusqu'à la base d'une nouvelle paroi. J'ai ensuite continué vers la droite, suivant une sente en faux-plat à peine marquée, sur un terrain glissant, instable et envahi par la végétation. Au cœur de ce fouillis, j'ai redécouvert un autre câble noir, qui m'a guidé. Une vire aérienne m'a finalement conduit à la sortie, signalée par une plaque métallique identique à celle du départ.
Il m'a fallu à peine une demi-heure, en avançant à un rythme tranquille, pour gravir la falaise. Ce temps inclut toutes les pauses pour prendre des photos, qui ont exigé à chaque fois une certaine prudence afin de manipuler l'appareil en toute sécurité.
Sur le plan technique, le parcours comporte quelques courts passages d'escalade en I-II, mais ce sont la déclivité extrême et l'exposition constante qui forgent sa difficulté redoutable. Le Tombeau des Allemands mérite sans conteste la cotation T5 et n'est absolument pas adapté aux personnes qui souffrent du vertige. Hormis au début, je me suis constamment agrippé au câble, sans lequel l'ascension aurait été impensable. Avec le recul, j'ai presque regretté de ne pas avoir emporté mon kit de via ferrata. Il va de soi que cet itinéraire ne doit être tenté que par terrain sec, et je ne le recommande qu'à la montée.
Quand la végétation devient l'ennemi: la traversée hostile du Pecheu
Le passage technique derrière moi, j'avais imaginé une suite plus facile et agréable. À quel point je m'étais trompé…
Dans le bas du couloir du Pecheu (anciennement orthographié "Pecheux"), j'ai progressé dans le lit du torrent, qui constituait le passage le plus praticable: les berges étaient envahies par une dense végétation. Par ailleurs, le lit du torrent n'était pas aussi propre que dans la ravine de la Clarive. On y trouvait de la boue partiellement séchée, charriée par les avalanches, ainsi que quelques névés qui subsistaient encore.
Vers 1460 mètres, un torrent latéral confluait avec le cours principal. À partir de ce point, le fond du vallon devenait plus encaissé et comportait des névés résiduels, tandis que les flancs étaient composés d'éboulis visiblement instables. Poursuivre dans le lit du ruisseau me paraissait de plus en plus casse-gueule. Le lit de l'affluent, trop raide et orienté vers l'est, ne me convenait guère. J'ai donc pris la direction est-sud-est à travers la pente raide et la végétation dense qui m'arrivait aux hanches. Même suivre les traces éphémères d'animaux recouvertes de gravillons sur cette forte déclivité se révélait pénible.
Peu à peu, j'ai mis le cap au sud-est vers un promontoire rocheux qui divisait le couloir du Pecheu en deux. L'ascension alternait entre des sections exténuantes, où la végétation me montait jusqu'au torse et où chaque pas exigeait une grande énergie et de l'attention pour se frayer un passage, et des tronçons plus fluides où des sentes éphémères serpentaient entre les plantes. L'itinéraire était magnifique et sauvage, mais franchement éprouvant: les plantes ralentissaient la progression et transformaient chaque mètre gagné en petite victoire chèrement acquise.
Au prix de nombreux efforts, j'ai finalement atteint la base du téton rocheux, vers 1620 mètres d'altitude. Sur la paroi, j'ai remarqué une ancienne marque de balisage blanc–bleu–blanc. Je venais de rejoindre l'ancien sentier, encore indiqué sur les cartes jusqu'en 2015, qui reliait Le Pecheu à Lovenex via le Creux de la Bras. J'ai suivi la trace vers la gauche. Le sentier, bien marqué et en assez bon état, grimpait en courts zigzags sur un terrain caillouteux, en bordure d'un ruisseau.
Plus haut, des chaînes neuves sécurisaient une vire rocheuse au bord de l'eau. J'ai ensuite traversé à gué. Sur l'autre rive, les chaînes rouillées et partiellement arrachées témoignaient de leur âge, mais le sentier restait bien marqué et m'a mené sans difficulté au sommet du promontoire.
Le tracé serpentait ensuite sur une épaule herbeuse. Une corde avait même été installée, mais son utilité m'a paru discutable. Elle s'avère sans doute précieuse lorsque le terrain est humide et glissant, mais elle m'a surtout servi de simple repère. Je m'étais réjoui d'avoir retrouvé ce vieux chemin en bon état, mais ma joie a été de courte durée: la pente s'est redressée et la végétation avait de nouveau tout envahi, rendant l'avancée laborieuse. Je pestais contre les plantes armées de petites épines qui griffaient ma peau à travers les vêtements. Même les orties se montraient sans pitié et piquaient à travers le tissu. Pour qui apprécie les scarifications gratuites, je recommande chaudement ce passage en short…
Légèrement au-dessous de 1800 mètres, la pente s'est enfin adoucie et la végétation s'est éclaircie. Quel soulagement ce fut de retrouver un parcours enfin agréable! J'ai finalement pu prendre le temps d'admirer le versant nord abrupt des Jumelles, une face dont j'ai très rarement eu l'occasion de contempler la majesté.
Je suis passé près de majestueux blocs qui trônaient vers 1845 mètres, au cœur des prairies du Pecheu. Ce toponyme, issu du latin "pascuarium", qui signifie "pâturage, prairie", s'applique parfaitement à de nombreux endroits en montagne…
De la solitude du Pecheu à la foule du Grammont
Quelques dizaines de mètres après les imposants blocs, j'ai quitté le sentier menant au col des Crosses pour obliquer au nord-est. Rapidement, j'ai débouché sur la route carrossable de l'alpage d'En Voyis, c'est-à-dire la voie normale qui monte au Grammont depuis Taney.
Le contraste a été bouleversant: après trois heures et demie d'isolement total, passées à évoluer hors sentier dans une nature sauvage, je me suis soudain retrouvé dans le brouhaha des groupes de randonneurs en pleine discussion. Je m'attendais à moins de monde, compte tenu des restrictions instaurées depuis le début de l'été (notamment la fermeture du parking de Chavalon), et de la météo capricieuse qui laissait présager un risque de pluie dès le milieu d'après-midi, mais la réalité était tout autre.
Pour échapper à cette cohue, j'ai choisi le sentier escarpé qui fendait la pente herbeuse, esquivant ainsi la route d'alpage. À l'approche de l'arête finale, plusieurs petits groupes s'étaient installés sur l'herbe pour manger, boire ou simplement reprendre leur souffle.
La dernière montée, paisible, le long de l'arête nord-ouest, m'a mené jusqu'au sommet du Grammont. Là, sur le large plateau où se dressent une croix métallique et des panneaux panoramiques, j'ai été accueilli par un vent frais qui soufflait sans relâche. J'ai alors compris pourquoi la plupart des randonneurs avaient préféré s'installer en contrebas…
Durant un court instant, j'ai eu le sommet et la vue pour moi seul. L'illusion de solitude n'a cependant pas duré: à peine deux minutes plus tard, d'autres randonneurs m'ont rejoint.
Depuis le sommet du Grammont, le panorama était saisissant malgré le ciel nuageux. Au nord, le regard embrassait l'immense miroir du Léman, avec en toile de fond les reliefs du Jura. Vers le sud et l'est, s'ouvrait l'amphithéâtre majestueux des Alpes, où se détachaient des sommets emblématiques comme les Dents du Midi. Par ciel dégagé, il serait même possible de discerner le massif des Combins, ainsi que la silhouette légendaire du Mont Blanc.
Au cœur des légendes alpines: le Grammont et ses mystères
Le nom "Grammont" trouve son origine dans le latin "grandis mons", autrement dit "le grand mont" ou "la haute montagne". Avec ses 2172 mètres d'altitude, il domine le Léman d'environ 1800 mètres, ce qui en fait un belvédère exceptionnel sur la région. Au fil du temps, ce sommet a également été connu sous les noms de "Chauméni" ou "Chaumagny", bien que les périodes précises de ces appellations demeurent incertaines. Aujourd'hui, c'est un sommet secondaire, situé au nord, qui a hérité du nom de "Pointe de la Chaumény".
Sur le plan historique, le Grammont est identifié à l'ancien "Tauredunum", un toponyme d'origine gauloise, composé de tauro- (taureau) et -dunum (fort, colline), qui signifie "colline du taureau". En 563, une section entière du Tauredunum s'est brutalement effondrée dans le Léman, déclenchant un tsunami d'une violence inouïe, dont les effets se sont fait ressentir jusqu'à Genève. Plusieurs villages furent anéantis, parmi lesquels Brest (devenu le hameau de Bret), Glerola (reconstruit plus haut sous le nom de Saint-Saphorin), Ripa (relocalisé à mi-pente, et désormais appelé Rivaz), ainsi que Pennelucos (qui est devenu Villeneuve). Les éboulis et blocs rocheux visibles vers le lieu-dit de La Dérotchia, dans le flanc est, sont considérés aujourd'hui comme les cicatrices tangibles de cet ancien cataclysme dévastateur.
Du Grammont à la Pointe de la Chaumény
J'ai pris quelques photos du panorama, puis, chassé par le vent glacial qui balayait le sommet, j'ai rapidement gagné une pointe secondaire située au nord-est, histoire de m'offrir un autre angle de vue sur le Léman.
J'ai ensuite amorcé la descente vers le nord-est jusqu'à une épaule herbeuse qui se muait progressivement en l'arête sud de la Pointe de la Chaumény. Hélas, un gendarme rocheux barrait le passage. Je n'ai eu d'autre choix que de dévaler la pente herbeuse particulièrement raide sur plusieurs dizaines de mètres (un passage à éviter absolument par temps humide) pour contourner la base de ce bastion, aux environs de 2010 mètres d'altitude. Avec le recul, j'aurais pu descendre directement vers le nord, viser le pied de la barre rocheuse et m'éviter ce détour…
J'ai ensuite remonté la pente en direction du nord-nord-ouest, pour retrouver l'arête au-delà d'un second gendarme rocheux. Dès lors, j'ai suivi l'arête, globalement herbeuse, large et confortable, sans difficulté notable jusqu'au sommet de la Pointe de la Chaumény. De ce nouveau belvédère, la vue sur le Léman était splendide, et surtout complètement dégagée.
La cotation de cette traversée s'élève à T4, principalement à cause de la descente raide nécessaire pour contourner la première barre rocheuse. Pour le reste, l'itinéraire ne dépasse pas le T3.
La longue descente sauvage vers La Chaumény
J'ai dévalé les pentes herbeuses du versant sud-est, en veillant à ne pas trop m'approcher du bord à ma gauche, où les falaises plongeaient brutalement. La pente, assez raide, comportait heureusement des marches naturelles qui facilitaient la descente.
Vers 1980 mètres, j'ai retrouvé une sente partiellement indiquée sur les cartes topographiques et qui mène à P. 1912. Je l'ai suivie sur environ deux cents mètres avant de me diriger plein nord, dans la combe aujourd'hui nommée Ravine de St-Gogeon, mais baptisée "La Chaumény" sur les anciennes cartes Siegfried. Les cartes du début du XXe siècle indiquaient qu'un sentier continu reliait P. 1912 (alors P. 1918) à la ferme située vers 1330 mètres. Avec le temps, ce chemin s'est effacé, englouti par la végétation. Malgré les hautes herbes qui m'arrivaient aux genoux et l'absence de trace visible, la descente initiale dans cette combe s'est révélée moins pénible que je ne l'avais redouté. J'ai pu atteindre sans encombre une ruine située aux environs de 1750 mètres d'altitude.
Mais je n'étais pas au bout de mes peines: après avoir serpenté entre quelques blocs, j'ai débouché dans une seconde combe, bien plus vaste, tout aussi envahie par la végétation, et toujours sans le moindre chemin. J'ai suivi une large épaule où se dessinaient, par endroits, de courtes sentes éphémères.
Dévaler cette combe m'a demandé bien plus de temps et d'énergie qu'escompté. La végétation dense exigeait une attention constante pour éviter de s'encoubler. Pourtant, à quelques reprises, les herbes entremêlées m'ont croché les pieds, comme si elles cherchaient délibérément à me faire trébucher. Pour couronner le tout, la pluie initialement annoncée pour la fin de l'après-midi faisait déjà son apparition: les premières gouttes tombaient bel et bien.
Vers 1500 mètres, j'ai tenté de gagner un bosquet de conifères à droite, espérant y trouver une herbe plus rase, mais ce n'était qu'une illusion! Par la suite, j'ai scruté mon altimètre de plus en plus fréquemment pour ne pas manquer P. 1384, où un sentier devait en principe pénétrer dans la forêt.
J'ai continué vers le nord, zigzaguant entre les arbres isolés, jusqu'à la lisière de la forêt vers 1390 mètres. Je l'ai longée tant bien que mal de droite à gauche jusqu'à dénicher le départ du sentier: une vague trace perdue dans les herbes. C'est précisément à ce moment que la pluie s'est intensifiée.
Les premiers mètres n'offraient qu'une trace à peine discernable, étouffée par les plantes, mais en sous-bois, le chemin est rapidement devenu plus évident et confortable, même si les signes d'abandon étaient manifestes. J'avais soudain l'impression de voler après tant de temps passé à lutter contre la végétation hostile.
En peu de temps, j'ai atteint le chalet de La Chaumény, situé vers 1330 mètres. La bâtisse était encore en assez bon état: les murs de pierre tenaient bon et le toit en tôle, bien que rouillé, semblait encore étanche. Seule la porte d'entrée, cassée, gisait au sol. À l'intérieur, les stigmates du temps s'affichaient sans fard: la cheminée n'avait plus de tuyau d'évacuation, et de nombreux objets et déchets étaient éparpillés.
Aux origines de la Chaumény
Le toponyme "Chaumény" est un nom composé dont la signification suscite plusieurs interprétations. Certains y voient une origine qui dérive de "Chaux-Magni", tandis que d'autres penchent pour "Chaux-medi". Dans les deux cas, le premier terme, "chaux", provient du gaulois "calmis". En plaine, ce mot désigne un terrain peu productif, mais dans les Préalpes et les Alpes, il fait référence à un pâturage d'altitude, situé au-dessus de la limite des forêts, souvent difficile d'accès et caractérisé par une végétation maigre.
Le désaccord porte sur le second élément. "Magni" serait une dérivation du latin "magna, magnus", signifiant "grand", faisant de Chaumény la "Grande Chaux". Cependant, d'un point de vue linguistique, "magna, magnus" aurait plutôt donné "magne". "Medi", quant à lui, viendrait du latin "mediana", signifiant "milieu"; "Chaumény" signifierait alors la "Chaux du milieu". Cette seconde version semble plus cohérente, surtout en comparaison avec les alpages plus élevés comme En Voyis.
De La Chaumény au Grand Pré à travers ravines et forêts
Depuis l'étable, le sentier était bien visible. Très vite, j'ai traversé une première ravine, correspondant au couloir qui descend de la combe de La Chaumény.
Un câble était tendu entre les deux rives, et d'autres câbles, lestés de poids, y étaient suspendus, chacun descendant presque jusqu'au sol. Je me suis interrogé sur leur utilité, mais surtout, je me suis dit que l'ensemble devait pouvoir être facilement arraché par tout ce qui dévale dans le couloir. Sur la rive gauche, une feuille plastifiée a révélé qu'il s'agissait d'un système de détection d'avalanche. Manifestement, les coulées hivernales qui y descendent peuvent prendre une ampleur considérable. Tout cela était fort intéressant, mais la pluie incessante rendait le sol de plus en plus glissant. J'ai donc cessé de perdre du temps et accéléré le pas.
Plus loin, le sentier coupait une autre ravine. Un câble noir, muni d'une dégaine comme au Tombeau des Allemands, sécurisait la traversée. Du moins en théorie: le câble pendouillait sur la sente étroite et ravinée de façon peu pratique, mais il était sans doute susceptible d'arrêter une chute. Cela dit, difficile d'imaginer mieux dans ce terrain qui s'érode sans cesse. D'ailleurs, une pioche plantée dans un tronc témoignait des efforts réguliers nécessaires pour maintenir le sentier praticable.
Le chemin m'a ensuite mené sans encombre jusqu'à La Frête. Après quelques zigzags, j'ai retrouvé la route carrossable, que j'ai suivie sur environ deux kilomètres, jusqu'au Grand Pré. Ainsi s'est achevée cette randonnée exigeante et sauvage, qui m'a offert des paysages vierges et le goût rare de la solitude. Malgré les passages ardus, chaque effort a été largement récompensé par la beauté brute des lieux et la satisfaction d'avoir mené cette aventure exceptionnelle à bien.